Par Raymond Blanchard, agent de recherche et de projets
*L’expression «Terres de la Couronne», d’usage commun sur ces questions, sera remplacée par «Terres publiques» dans le texte qui suit, car ces terres n’ont jamais été cédées à la Couronne au N.-B. par les Premières Nations qui sont les premières à avoir occupé, protégé et partagé le territoire.
À partir d’une directive franchement bizarre du ministre de la Justice du N.-B., interdisant aux fonctionnaires provinciaux d’utiliser les mots « territoires non cédés », on a eu le « privilège » d’y voir plus clair dans les motifs du gouvernement Higgs pour bloquer les demandes et initiatives des Premières Nations de manière systématique… et ça rime avec Fleming.
Or, cette tentative mal avisée pour renforcer la position de la province face à une poursuite intentée par les Premières Nations Wolastoqey (Malécites) du N.-B., en plus d’avoir une pertinence douteuse, a surtout contribué à confirmer de quel côté l’opinion publique penche sur la question des territoires non cédés.
C’est sans compter que le gouvernement, habituellement si avare de commentaires quand il s’agit de dossiers entre les mains des tribunaux, était drôlement loquace tout d’un coup.
Comme une victoire rendrait aux signataires le contrôle des terres publiques (et des ressources naturelles qui s’y trouvent) où un certain conglomérat est laissé libre de « jardiner » à ses aises, le gouvernement Higgs se montre prêt à redoubler d’ardeur pour leur mettre des bâtons dans les roues. C’est presque attendu venant de quelqu’un qui « exprime la volonté d’aider les communautés autochtones de la province à prospérer, mais sans s’attarder aux injustices qu’elles ont subies dans leur histoire. »
Le premier ministre a déjà menti à plusieurs reprises en disant que les propriétaires de lots résidentiels ou agricoles sur le territoire revendiqué seraient vulnérables aux expropriations si la poursuite atteint son but.
Rappelons qu’il s’agit d’un pur mensonge, rendu plus honteux encore par le fait que Higgs s’entête à le répéter même lorsqu’il est forcé de faire face aux faits.
C’est inexcusable, quand il fut spécifié à maintes reprises déjà que leurs actions des signataires ne visent aucunement les citoyens ordinaires. Le texte de la poursuite a même été amendé pour éliminer tout doute, en nommant JD Irving et ses subsidiaires, Twin Rivers, AV Group, H.J. Crabbe & Sons, Acadian Timber et Énergie NB comme les seuls intimés.
En clair: ce ne sont pas les lots privés que les Wolastoqiyik revendiquent; ce sont les terres publiques, plus précisément un contrôle sur l’exploitation des ressources qui s’y trouvent. Ces terres sont gérées par le gouvernement comme sa propriété privée, mais elles n’ont jamais été cédées par voie de traité.
La cheffe Patricia Bernard a répété après la dernière sortie du premier ministre que « La Nation Wolastoqey ne veut pas vous expulser de votre maison […] si vous n’êtes pas [JD Irving, ses subsidiaires, ou Énergie NB] vous n’avez pas à être inquiets »
Et de toute façon, cette histoire n’est pas près de se régler: les revendications territoriales fondées sur des titres autochtones prennent habituellement des décennies à aboutir.
Ceci dit, son issue pourrait coïncider avec la fin de l’entente de 25 ans signée par le gouvernement Alward avec JD Irving, pour la coupe du bois sur les terres publiques. Au moment d’en finaliser les détails, le chef du parti Vert, David Coon, a sévèrement dénoncé l’entente (du moins, ce qu’on en savait) et le grave manque de transparence entourant son élaboration. L’énorme avantage économique consenti à JD Irving, à quoi s’ajoute l’abolition de toute surveillance gouvernementale des activités de la compagnie sur les terres publiques, « s’approche dangereusement d’une privatisation des terres au profit de JD Irving, sans en porter le nom », d’après Coon. Le Commissariat sur l’accès à l’information fut appelé à intervenir pour que tous les détails en soient rendus publics.
On dit que ça prendra des années à aboutir, c’est bien joli, mais à aboutir sur quoi?
Il y a certaines ressemblances entre la situation au N.-B. et le développement de la Baie James par le gouvernement québécois. Au début des années 1970, Québec a lancé d’immenses chantiers dans le Grand Nord sans l’aval des Premières Nations, qui furent pourtant affectées dès la première pelletée de terre. Face à une résistance morcelée au départ, puis de plus en plus organisée, qui ne s’est résorbée qu’après la signature d’un traité reconnaissant les titres des Cris et des Inuits sur le territoire (Convention de la Baie James), le gouvernement a dû leur verser 225 millions$ en compensation. Si on tient compte de l’inflation, ce montant passerait aujourd’hui le cap du milliard de dollars.
La grande différence chez nous, c’est que ça fait déjà des décennies que le gouvernement empiète sur les droits des Premières Nations sans reconnaître leurs droits, et tire profit de l’exploitation des ressources sans leur consentement, sans traiter directement avec elles, ni les compenser à leur juste valeur. Ça pourrait coûter cher, mettons.
Sans surprise, dès que le gouvernement Higgs a imposé aux fonctionnaires d’effacer les mots «territoires non cédés » de leur vocabulaire, plusieurs d’entre eux - en plus de citoyen.nes ordinaires, d’organismes et de compagnies - se sont tournés vers les médias sociaux pour faire exactement le contraire, et reconnaître très explicitement les territoires non cédés. Le SCFP a carrément encouragé ses membres à la désobéissance civile, en déclarant qu’il les protégerait en cas de réprimande.
Disons que le gouvernement avait probablement vu venir le coup (et/ou le coût) en précisant que les fonctionnaires qui n'observent pas la directive ne seront pas réprimandés. Imaginez le temps perdu à appliquer les sanctions en cas contraire! La mauvaise publicité, aussi.
N’empêche, les Nations Wolastoqey ont dénoncé la directive comme une tentative de réécrire l’histoire de la province pour en effacer les Premières Nations. Pouvait-on espérer mieux, venant d’un gouvernement qui refuse de faire « le strict minimum pour s’engager sur le chemin de la réconciliation [et] reconnaître des faits historiques avérés» ? Malheureusement, non: la manière la plus sûre de prévoir le prochain geste de Higgs & Co reste encore d’imaginer les pires intentions, puis diluer en fonction de l’indignation populaire.
Cela dit, on sait que le torchon brûle entre Higgs et les Wolatokiyik, en particulier avec Matawaskiye qui a reçu récemment une indemnité de 145 millions $ du gouvernement fédéral en compensation de la perte d’une partie de sa réserve (près de 2000 acres, dont la plupart au centre-ville d’Edmundston). Là encore, l’objectif n’était pas de récupérer les terres, mais d’être compensés pour les avoir perdues. Mais les précédents qui comptent, ici, sont destinés à être ignorés par nos dirigeants trop heureux de crier à la catastrophe.
Ça n'a jamais été le grand amour entre Higgs et la cheffe Patricia Bernard, pas plus qu’avec sa soeur Joanna, cheffe avant elle. Joanna Bernard vient d’être élue chef régionale de l’Assemblée des Premières Nations de l’Atlantique, et compte développer la capacité de concertation des membres autour d’enjeux communs, comme les titres autochtones et les droits de chasse et pêche… soit dit en passant.
Ça pourrait sembler purement personnel, sauf qu’on entend le même son de cloche chez les nations plus ouvertes à collaborer avec le gouvernement - qui prennent soin d’ajouter que cette collaboration se fait le plus souvent à sens unique. En dépit de ses nombreux appels à « travailler ensemble », le gouvernement Higgs n’a pas consulté les Premières Nations une seule fois au cours des dix-huit derniers mois.
Alors qu’on attend de nous des efforts sincères pour la réconciliation (le terme suggère que l’harmonie a déjà régné entre nous, ce qui n’est pas aussi clair que nos gouvernements semblent le penser), on constate à l’inverse des efforts concertés pour nier la vérité qui en est la condition fondamentale.
Devrait-on s’étonner qu’en on soit rendus à l’étape des poursuites judiciaires? C’est la seule façon pour les Premières Nations de forcer le gouvernement à les écouter. La première condition de Blaine Higgs pour négocier d’égal à égal, c’est d’avoir tout le pouvoir dans la négociation; Monsieur n’offre rien, et s’attend qu’on pliera à toutes ses demandes.
Les derniers mois nous ont démontré à plusieurs reprises que, dans l’esprit du premier ministre du moins, c’est aux Autochtones de faire des concessions. Leurs revendications démontrent un attachement à leur histoire et leur volonté de préserver leur culture, leurs traditions et leur mode de vie. Ce désir est en soi problématique pour le gouvernement, qui n’accorde aucune valeur à investir pour reconnaître, soutenir, ni valoriser leur différence.
On est bel et bien dans le colonialisme pur et simple, avec le thé pis les crumpets.
Pour négocier de bonne foi, il faut d’abord être en mesure de reconnaître la valeur et de l’autre partie et de sa contribution au bien commun. Le message qui traverse chaque nouvelle action de Higgs face aux Premières Nations, s’il n’est pas celui qu’on attendrait d’une personne prête à « travailler ensemble », reste néanmoins clair, net et précis:
Touche pas à mon Irving.