Par Raymond Blanchard, agent de recherche et de projets
Le 22 janvier 2024, le ministre fédéral de l’immigration annonçait que le nombre de visas étudiants émis au Canada sera réduit de 35% pendant deux ans. Ce « plafond temporaire » doit affecter chaque province de manière proportionnelle à sa population: dans l’ensemble on s’attend à environ 200 000 places de moins. Ceci dit, certaines provinces vont en souffrir beaucoup plus que d’autres.
À première vue le N-B devrait s’attendre à un gel du nombre actuel de visas, ou une légère diminution. Ceci dit, la répartition du quota relève de la province, car Ottawa peut décider du nombre, mais pas où ni comment donner les visas. Puisque les inscriptions aux cycles supérieurs sont exemptées du “plafond”, le gouvernement du N-B (GNB) pourrait, disons, donner plus de visas au CCNB/NBCC, et dire aux universités de rattraper leur manque à gagner en recrutant à la maîtrise-doc.
Soyons clairs: ce serait une très mauvaise idée, et aucunement une solution au problème de base, c’est-à-dire - selon ce qu’on nous dit - la crise du logement et le manque de protection pour les personnes étudiantes internationales. Et puis avec le départ de deux autres ministres du cabinet Higgs, dont la ministre chargée de l’éducation postsecondaire et de l’immigration, et Monsieur qui procède à un troisième remaniement ministériel en moins d’un an (avec des élections à l’horizon), difficile d’être confiant que ce sera fait avec toute l’attention que ça mérite. Ou fait tout court.
Puis forcément, il faudra décider du partage des visas entre le secteur public et le secteur privé, et sachant combien GNB aime faire les yeux doux au secteur privé…
Au-delà de l’impact sur les inscriptions, l’accès au permis de travail post-diplôme retourne à l’ancienne politique d’un seul permis à vie. Les titulaires de permis expirant en 2024 ne pourront pas les renouveler - il faudra soit demander un permis différent ou quitter le Canada - mais les titulaires de permis expirant au plus tard le 31 décembre 2023 demeurent éligibles à un renouvellement de 18 mois.
Il y aura aussi davantage de paperasse en vue pour les provinces, qui devront fournir aux personnes étudiantes internationales “choisies” une lettre d’attestation qui certifie leur éligibilité à s’inscrire dans un programme d’études. Pour le moment y’a seulement le Québec qui fait ceci, alors ça risque de pédaler un peu ailleurs au pays.
Parlant de ça, qu’est-ce qui se passe dans les provinces directement ciblées par le plafond temporaire, pour que le fédéral intervienne de la sorte?
En Nouvelle-Écosse, 3000+ personnes étudiantes internationales se sont ajoutées à l’Université du Cap-Breton (CBU) depuis un an, où 75% de l’effectif étudiant provient aujourd’hui de l’extérieur du Canada. L’effectif étudiant a presque triplé à CBU depuis 2018, passant de 3300 à 9100. C’est comme si l’Université de Moncton - dans une ville deux fois plus populeuse que Sydney - passait de 4400 à 12 000 inscriptions en cinq ans (!)... J’ai-tu besoin d’expliquer que trouver un emploi et/ou un logement étudiant à Sydney est excessivement difficile?
En Colombie-Britannique, le prix du logement étudiant monte en flèche, au point où un loyer de 2000$/mois - par personne - est la norme sur le campus comme au-dehors. Il est de plus en plus commun de voir des personnes étudiantes se tourner vers les refuges pour sans-abris.
En bonus: une explosion des cas de fraude à l’admission, où jusqu’à 700 personnes étudiantes internationales font face à la déportation en raison de documents frauduleux. La majorité est originaire de l’Inde, un des principaux bassins de recrutement du Canada, et convaincue d’avoir en main des papiers en règle.
Mais c’est la situation en Ontario qui a forcé la main d’Ottawa, et c’est aussi là que le plafond causera le plus de problèmes: la perte de revenus pour les collèges de l’Ontario s’estime à 1,5 milliard$...! Quand le ministre Fraser parle d’ « institutions qui accueillent cinq à six fois plus d’étudiants que la capacité de l’immeuble », et du besoin de mesures pour s’assurer que les institutions ne recrutent pas davantage de personnes qu’elles ne sont capables de loger sur le campus, ou prêtes à aider à se loger hors-campus c’est d’abord aux collèges dans la région du grand Toronto (GTA) qu’il fait référence.
En gros: en 2012, le gouvernement ontarien a permis les partenariats public-privé (PPP) en éducation où (et je simplifie) les collèges publics en région éloignée qui ont de la place pour plus d’étudiant.es internationaux, mais pas la demande pour les combler, peuvent “sous-contracter” ces places à un collège privé dans le GTA avec trop de demande, mais pas de place. L’idée était d’offrir aux collèges un moyen de parer aux coupures dans le financement public… faites par ce même gouvernement.
Mais les PPP deviennent vite un problème: le gouvernement Wynne donnait 2 ans aux collèges pour abolir les PPP en 2017… mais le gouvernement Ford les a rétablis (en doublant le nombre de places) en 2019, avec le résultat qu’on voit aujourd’hui.
Bien qu’on ne puisse nier que l’immigration (permanente ou temporaire) soit un facteur dans la crise du logement, ce n’en est clairement pas la cause unique. Pensons, par exemple, à la hausse des taux d’intérêt et par ricochet, des coûts de construction: ces problèmes affectent tout le monde au pays, logé ou pas, locataire comme propriétaire. C’est pourquoi la première chose qu’on risque d’accomplir en ciblant les étudiant.es n’est pas tant de trouver une solution qu’un bouc émissaire.
Ce sont d’abord les établissements qui ont profité d’un « un système qui est devenu si lucratif qu’il a ouvert la voie à des abus » qui vont en souffrir, et cet impact est ciblé. Mais en ce qui concerne l’employabilité après les études, personne n’est à l’abri. Un diplôme canadien ne sera plus un chemin garanti vers la résidence permanente.
Tout ça, essentiellement, pour décourager le type de pratiques auxquelles des établissements publics sont plus ou moins forcés de recourir pour compenser un grave sous-financement, en réduisant l’attractivité des études au Canada. L’Université de Moncton fait appel à la suspension du plafond, qui entre en vigueur alors que le recrutement pour l’automne 2024 est déjà amorcé. Et nos membres de l’international craignent déjà l’impact - réel comme perçu - au niveau de l’employabilité après le diplôme, qui pourrait causer un recul important. Et soyons clairs: absolument rien ne garantit que ces mesures régleront tous nos problèmes, encore moins en deux ans.
Cela dit: le gouvernement Wynne donnait 2 ans pour mettre fin aux PPP en 2017, alors ce ne sont *peut-être* pas TOUS les problèmes qu’Ottawa cherche à régler, hein.
En même temps, quand tu as simultanément sur les bras une crise du logement, une inflation galopante, une pénurie de main-d’oeuvre, la fraude en immigration, des étudiante.es exploités, une population immigrante sur-qualifiée et sous-payée, une économie au point mort en raison d’« un piège démographique » (charmant concept), en plus d’une élection fédérale dans 6 mois, tout ça sur un bruit de fond réactionnaire à la sauce orange… un moment donné, qu’est-ce que t‘es censé faire?
Il y a un terme pour ce genre de foutoir dans la langue de Shakespeare, qui n’a tristement pas d’équivalent dans celle de Molière. Que je sache, du moins; mais j’imagine que ce serait quelque chose comme un “baisengrappe”.