Par Raymond Blanchard, agent de recherche et de projets
Il y a quelques jours, une nouvelle m’a honnêtement surpris - chose plutôt rare. Le réseau de santé Vitalité (francophone) en est rendu à embaucher des infirmières itinérantes dans des firmes privées, à un salaire plus élevé que les infirmières syndiquées.
Eh oui, vous en vouliez des « résultats »? Vous voilà servis.
On a d’abord cru que ça se limitait au côté francophone, mais la PDG de la régie Horizon (anglophone) a éventuellement révélé avoir « moins de 10 » infirmières itinérantes dans ses hôpitaux à l’heure actuelle. À ce jour, nous n’avons pas de chiffres du côté de Vitalité.
D’une part, c’est toute une claque au visage du personnel syndiqué - et des syndicats eux-mêmes, il faut le dire. Mais bon, sachant l’attitude du gouvernement Higgs face aux syndicats en général, difficile de s’étonner face à des mesures qui minent les droits des travailleuses et travailleurs - surtout ceux dont il se considère le patron.
Pour quiconque est en attente de soins, ou voit des services fermés en raison du manque de personnel, on comprend qu’il soit possible d’y voir une solution. Sauf que le privilège de gouverner vient avec la responsabilité de penser (mais surtout d’agir) dans l’intérêt à long terme de l’ensemble de la population, en évaluant les dommages potentiels sur l’ensemble du système avant d’aller de l’avant avec des mesures à court terme.
D’ailleurs le ministre de la Santé indique que cette pratique sera temporaire; ça se veut rassurant, j’imagine. Eh bien, ça dépend de la suite des choses.
Car temporaire ou pas, quel impact ça pourrait avoir sur nos services publics? Ça fait des années qu’on nous rabâche les oreilles à grands coups de soi-disant stratégie de recrutement et de « nous avons un plan », pour finir avec ça comme solution? C’est le plus beau cadeau que le gouvernement pouvait faire au secteur privé: une campagne de recrutement taillée sur mesure, et un client aux poches profondes qui sera accroc à ses services - à perpétuité. Parce que si le secteur public et le secteur privé se battent pour recruter le même monde, on sera vite dans le jus côté accessibilité et égalité.
Ça peut peut-être aider dans l’immédiat; par contre, où et quand est-ce que ça s’arrête? Les intentions du gouvernement sont assez clairement de privatiser tout ce qui se privatise - et le dernier discours du Trône, lu en ce sens, est riche en inquiétudes pour nos services publics.
Il faut se demander, au minimum, pourquoi il existe déjà une panoplie de firmes privées prêtes à voler au secours de ce pauvre petit Nouveau-Brunswick. Avec du personnel disponible là, tout de suite, et en abondance on le suppose. Évidemment, ça a son prix.
On pourrait s’arrêter au coût de cette mesure, en se disant que 100$ de l’heure pour remplacer une infirmière qui en ferait 61$ maximum dans le réseau, ça fait pas d’allure; c’est jeter l’argent par les fenêtres! Mais il faut aller plus loin que ça.
Car l’infirmière itinérante, gros salaire ou pas, n’a pas accès aux mêmes bénéfices que ses collègues du secteur public. Pas d’assurance-santé, pas de congés ni de jours de maladie avec salaire, et plus que tout: pas de régime de retraite. La prime salariale est là pour compenser l’absence de toutes ces choses. Ça vous dit quelle part de l’investissement est mise dans les bénéfices, si les enlever tout en doublant le salaire demeure profitable.
Il est là le vrai calcul derrière la décision, à mon humble avis.
Ça expliquerait le peu de scrupules du gouvernement Higgs - du moins en apparence - à payer des infirmières plus cher qu’il ne doit payer celles à l’embauche de la province. Il n’a pas l'habitude de relâcher les cordons de la bourse, disons; même si on en a les moyens. Certaines analyses décrivent le choix comme une mesure de dernier recours.
Il y a beaucoup qui dépend du point de vue s’il faut juger de tout ça, je le rappelle. Mais vu d’une perspective étudiante, ou syndicale, ça ne fait aucune espèce de bon sens que le gouvernement soit aussi prêt à lancer de l’argent sur le problème quand la solution promet, au mieux, des gains à (très) court terme, si c’est pour être aussi réticent à investir dans des solutions à long terme - à commencer par l’éducation postsecondaire.
Bon, il y a des fonds pour la formation dans tout ça… plus ou moins.
Le lendemain des révélations de Vitalité, le ministre Holder annonçait la conclusion d’une entente avec l’Université privée Beal, située au Maine, pour la création d’un contingent de 100 places à son programme de Nursing. Le programme à Beal est bien plus coûteux, à 79 000$, mais aussi plus court: 32 mois au lieu des quatre années qu’il faut compléter dans nos universités publiques. Comme on sait, la demande dépasse le nombre de places disponibles en Nursing à UNB; l’idée peut venir de là.
En même temps, ça nous signale l’échec de la “stratégie” de financer 85 sièges additionnels en science infirmière, mais pas avant que des cibles de diplômé.es soient atteintes.
Mais: le gouvernement a une entente en place qui réduit ce coût à 42 000$. Le ministre de la Santé, Bruce Fitch, soutient que ce rabais n’est pas financé par la province. Ceci dit, une « subvention incitative de 6000$ » est offerte aux personnes qui s'inscrivent à Beal.
Pour 32 mois straight time sans break avant ton diplôme, aux États-Unis? J’en déduis que ça doit faire un maudit bout de temps que Holder ait déménagé ou voyagé autre que sur le bras du gouvernement pour qu’il puisse y voir un réel incitatif. Mais on aura 100 infirmières dans 32 mois sans l’ombre d’un doute. C’est plus vite que nos universités: #résultats!!!
L’affaire drôle, c’est qu’une année universitaire, ça dure huit mois. Si t’en fais quatre, c’est combien de mois, ça, gang? Surprise: 32 itou. Mais à Beal, tu start en septembre et tu finis en août. Puis la semaine suivante? Batince, c’est septembre de nouveau!
Alors, l’horaire sera très chargé, et les opportunités de travailler à temps partiel pour assurer sa survie seront très probablement rares - surtout à cause du temps passé en milieu de stage.
Revenons au rabais sur le coût de la formation, qui pourrait quand même atteindre 3,7 millions$. Si le gouvernement affirme qu’il ne subventionne pas directement le rabais sur la formation, les stages seront au Nouveau-Brunswick. Beal cite cette partie de l’entente comme ce qui rend possible le rabais qui sera offert à la cohorte du Nouveau-Brunswick. Qui va payer? On déduit que la réponse est « quelqu’un d’autre que Beal ».
Je doute fort que ce soit une façon détournée d’annoncer que les stages seront bientôt rémunérés en science infirmière (ce qui coûterait moins cher que de former le monde aux États-Unis, by the way). Tout porte à croire que le gouvernement rate encore la cible. Et venant d’un gouvernement qui crée des initiatives sur des bases d’une année à la fois (bonjour, plafond sur l’augmentation des loyers!) sans s’engager à les financer plus longtemps - les résultats doivent arriver vite, ou pas du tout - on peut facilement comprendre qui hésiterait à miser son avenir sur ce programme.
L’autre affaire drôle, c’est que la « subvention incitative de 6000$ » vient avec certaines contraintes; dès le départ, l’octroi suppose un engagement à travailler au moins une année dans le système de santé au Nouveau-Brunswick après l’obtention du diplôme.
L’autre contrainte? Le programme de Beal dure 3 ans, et la bourse est divisée en deux: (3000$ durant la 2e année + 3000$ durant la 3e année). La 1ère année se déroule entièrement à distance. Le reste du programme est livré 2 jours par semaine sur le campus de Bangor. Rappelons que ce monde-là fera ses stages au Nouveau-Brunswick, hein.
Puis, sans surprise; le programme est exclusivement en anglais.
Oh- mais il y a plus! Des prêts sans intérêt (comme…euh, n’importe qui avec un prêt étudiant ces temps-ci), et « des mesures incitatives à l’embauche pouvant atteindre 10 000$ ». Si je ne me trompe pas, ce deuxième montant est déjà celui offert par les réseaux de santé pour pourvoir les postes « difficiles à pourvoir ». Tous les postes ne sont pas admissibles, et il faut signer un contrat de 3 ans (ou précisément 5872,5 heures de travail, au sens de l’offre) pour rencontrer les critères.
Aucun argent neuf, donc. Du défonçage de portes ouvertes à la sauce Higgs. Désolé.
Puis si le salaire ou les conditions de travail sont meilleurs au Maine, la valeur de l’avantage risque de dépasser 16 000$. Une recherche rapide sur Google indique que le salaire moyen d’une II au Maine dépasse 70 000 US$ (95 000 CA$) et le salaire de départ, 42 000 US$ (57 000 CA$). Pas sûr qu’ils aient bien pensé à celle-là; même si - SI - ça augmente la capacité de formation, ça augure plutôt mal pour la rétention. D’après le gouvernement lui-même, le salaire dans la province varie entre 60 000$ et 80 000$.
Les propos du ministre Holder lui-même indiquent qu’on devrait s’attendre à perdre environ 60% du monde formé à Beal, ce qui est 20% de plus que pour les gens formés ici. Alors, pourquoi ne pas les former ici? N’y aurait-il donc aucun avantage à accroître notre capacité de formation à long terme au lieu de pelleter de l’argent vers les États-Unis?
Enfin, il y a l’impact sur le personnel existant: au Québec, où ce genre de « solution » est en place depuis quelques années déjà, on combat un exode du secteur public vers le privé - qui s’est accru depuis le début de la pandémie. La flexibilité au niveau de l’horaire a été un facteur dans la décision de plusieurs transfuges et les primes salariales offertes par le gouvernement Legault ne semblent pas suffire à les ramener au bercail. On peut en déduire que l’argent joue un rôle dans la décision, sans être le facteur dominant; alors quel espoir est permis quant aux conditions de travail si ce même exode fait des ravages chez nous?
Il y a de ces leçons que les convaincus ne seront jamais ouvert à apprendre, encore moins à l’ère du « Data my ass ». Même au gouvernement, les croyances personnelles ne cèdent souvent plus devant les preuves ni les gens qui ont l’audace - l’audace - de les contredire.
Dans l’ensemble, le principe directeur des actions récentes sur la question du recrutement peut bien mal être autre que faire des économies. En plus d’accorder sa faveur à une université privée américaine au détriment de nos universités publiques (où des inscriptions supplémentaires le forceraient à augmenter les subventions), le gouvernement Higgs donne vraiment l’impression de saisir sa chance de couper dans la facture des régimes de retraite et des bénéfices du personnel infirmier, qui ne sera plus sa responsabilité dans une économie de mercenaires.