Texte : Raymond Blanchard, agent de recherche et projets
Photo : Marc-Samuel Larocque, agent de communication
On a vu dans le dernier texte (FÉÉCUM) que l’une des choses qui s’observe souvent dans la négation du racisme systémique est la présentation de chaque incident comme un incident isolé, en dénonçant des personnes (potentiellement) racistes, des actions racistes commises de façon inconsciente, ou un manque de sensibilisation ou de formation. De la sorte, en évitant de relier entre eux ces incidents par un trait commun, on repousse des actions qui pourtant s’imposent.
Ce faisant, le public reste libre de croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Évidemment, il y a des accrochages, mais on les règle à mesure qu’ils se produisent. Aussi (surtout?) on maintient le statu quo, ce qui peut avoir quelque chose d’attirant pour les personnes en position de pouvoir, car en bout de ligne c’est une des raisons qui les y ont portées. C’est une autre histoire pour les groupes moins bien traités, ou carrément opprimés, par l’ordre habituel des choses; ne l’oublions pas.
Comme il s’agit généralement d’une minorité parmi la population, on peut “régler” le problème en le balayant sous le tapis - loin des yeux, loin des urnes. La première action qui s’impose en ces cas, c’est trouver une raison pour arrêter d’en parler.
On l’observe régulièrement dans les conflits sur la pêche autochtone, comme celui qui a retenu notre attention récemment en Nouvelle-Écosse. Le gouvernement néo-écossais s’est engagé à combattre le racisme systémique, mais n’a pas le mandat d’intervenir pour régler la situation actuelle. Pour vous dire à quel point la question des compétences est complexe, il y a même eu des appels à l’intervention d’Elizabeth II. (Radio-Canada)
La pleine application des Traités est donc une affaire complexe. Mais les délais que ça implique ne devraient pas nous empêcher de chercher des actions réparatrices entre temps, dans les domaines qui le permettent. On pense immédiatement aux relations avec les forces policières, mais là encore ce n’est pas si simple. La GRC est une force fédérale, bien que majoritairement financée par le biais de contrats de service signés avec les provinces. Il s’agit donc d’une compétence partagée, du moins au niveau de la pratique. Des lignes directrices pour guider la relation entre la GRC et les gardes de la paix sur les réserves de la province, par exemple, (Acadie Nouvelle) pourraient être établies dans ces contrats. L’Ontario expérimente déjà avec des unités d’interventions qui oeuvrent en ce sens. (Radio-Canada)
Les communautés autochtones de la province demandent aussi la création d’une force policière mieux outillée pour intervenir de façon pacifique, qui soit financée par l’État. (GRC) Chez nous au N-B, la mort de deux personnes autochtones dans des interventions policières l’été dernier a montré qu’il existe encore une grande méfiance envers la police chez les Premières Nations. Le pire - cette méfiance est parfaitement compréhensible. (Radio-Canada)
La brutalité (ou à l’autre extrême, l’indifférence) dont sont régulièrement victimes les membres des Premières Nations dans leurs relations avec la police (APTN), leur traitement inégal devant la Justice et les échecs répétés de l’État dans son rôle de protection à leur endroit (La Presse) sont autant de symptômes du racisme systémique au Canada. Mais d’un racisme hors de vue, institutionnalisé - en un mot: souvent justifiable aux yeux des autorités.
La Justice est un autre domaine où le gouvernement provincial aurait la capacité d’agir, par exemple en augmentant le nombre d’avocats et de juges autochtones. Un groupe de 200 signataires a récemment lancé un appel à Blaine Higgs pour qu’il s’attaque à un déficit marqué dans ce domaine, comparé à la Nouvelle-Écosse. (Radio-Canada) La révision des règles de composition des jurys serait un autre exemple, pour assurer une meilleure représentation des minorités.
Il y a donc des possibilités d’amélioration, mais la route sera longue. Il y aura encore longtemps de la résistance au progrès dans les hautes sphères du pouvoir, qui carburent aux données et aux budgets, trop souvent froidement détachées de la réalité sur le terrain. Il faudra écouter, créer un espace qui permette d’exprimer librement la souffrance et la douleur causée par le système, et ce ne serait encore qu’une étape. Il faut plus que des recommandations, et plus que des appels à l’action; il faut une réponse claire et des actions concrètes des gouvernements. Sans enlever de valeur à ce qui a été accompli ces dernières années, n’oublions pas que ça reste insuffisant. Pour nous, peut-être bien que des initiatives comme la Commission Vérité et Réconciliation semblent régler le problème; mais gardons en tête que la vaste majorité de la population n’est pas celle qui souffre.
Certaines provinces démontrent une attitude plus ouverte au changement. Par exemple, le premier ministre néo-écossais a offert des excuses officielles aux populations noires et autochtones, pour les sévices subis aux mains d’institutions censées les protéger. (APTN) C’est aller plus loin que d’autres l’ont fait - mais il faut replacer les choses dans leur contexte. Stephen MacNeill a déjà annoncé sa démission et son gouvernement achève son mandat. Toute action concrète résultant de ces excuses devra venir de quelqu’un d’autre, probablement un autre gouvernement et/ou un autre parti.
À l’inverse, Blaine Higgs a déjà refusé à deux reprises de lancer une enquête indépendante sur la brutalité policière et le racisme systémique dans notre province. Il dit vouloir réexaminer les rapports et recommandations déjà faites au lieu de lancer une nouvelle enquête. (Radio-Canada) Il a ensuite pelleté le problème dans la cour du Fédéral, disant qu’une enquête publique menée par Ottawa serait « plus appropriée pour les questions que les Premières Nations veulent aborder. » (Radio-Canada)
Higgs s’est dit particulièrement réticent à aborder les questions touchant aux ressources naturelles, aussi, en déplorant le manque d’exigences fédérales claires sur les consultations avec les Premières Nations. (CBC) Sauf que sa “réticence” est au mieux sélective, à en juger par la manière dont il a brisé le moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste dans la région de Sussex. (CBC). Le “livre de jeu” que désire Blaine Higgs n’existe pas, car chaque nation opère de sa propre manière,selon le chef régional de l’Assemblée des Premières Nations du N-B (APN-NB), Roger Augustine.
Voilà qui jette un certain éclairage sur les refus répétés du premier ministre. Malgré toutes les raisons d’agir qui se manifestent, il maintient que ces enjeux « dépassent le N-B ». Le pire, c’est qu’il n’a pas complètement tort.
La mise en oeuvre des traités est à la base du conflit actuel, et il s’agit bel et bien d’une compétence fédérale. Mais il existe plusieurs autres domaines d’action; il suffit de trouver la volonté d’agir. Le ministre fédéral des Services aux Autochtones, Marc Miller, rappelait récemment que les provinces « ont beaucoup de leviers » qui leur permettent d’agir contre le racisme systémique ailleurs que dans les pêcheries. (La Tribune) Les pêcheries retiennent plus notre attention que d’autres enjeux, naturellement, car c’est un enjeu partagé - mais il y en a tant d’autres sur lesquels les provinces ont le pouvoir d’agir.
Remarquez, on peut aussi bien voir dans le commentaire de M. Miller le fédéral qui retourne la patate chaude aux provinces. N’empêche, et en dépit d’arguments qui se défendent, pardonnez-moi de croire que la question des compétences est probablement venue après la décision de refuser l’enquête sur le racisme systémique dans la réflexion de M. Higgs.
Comme ce sont les actions et les “résultats” qui comptent d’abord pour ce gouvernement, c’est la mesure qui devrait s’appliquer quand il s’agit de juger ses intentions, non? Donc: dans le premier cabinet formé après l’élection, le ministre des Affaires autochtones dont plusieurs communautés réclamaient le maintien en poste ne se trouve nulle part. (Global News) Jake Stewart appuyait ouvertement une enquête indépendante sur le racisme systémique au N-B, ce qui lui a valu son expulsion du cabinet (CBC). On croirait au hasard si ce n’est que sa successeure reçoit un mandat très dilué: trois portfolios avec de lourdes implications pour la reprise économique ont été ajoutés à sa charge. (Acadie Nouvelle)
Pardonnez ma naïveté, mais il y a forcément des limites à l’efficience - quels résultats peut-on espérer du quadruple mandat confié à Arlene Dunn, sauf des économies? Soyons honnêtes: qui pourra la blâmer si le dossier du racisme systémique ne va nulle part, et que le statu quo persiste? En fait, on pourrait croire que c’est ça le plan.
Et comme les neuf nations mi’kmaq de la province ont affirmé que leur pêche de subsistance aura lieu que le MPO soit intervenu ou non pour régler les problèmes survenus en N-É, (Acadie Nouvelle) des conflits restent possibles de notre côté de la frontière. Même si le gouvernement Higgs pourra rejeter la responsabilité d’éventuels conflits sur Ottawa, n’a-t-il pas le devoir d’intercéder dès maintenant auprès du MPO pour éviter que la situation ne s’envenime? Serait-il possible de réunir les parties pour discuter de la situation avant d’en venir aux coups? Au minimum, il faut éduquer la population générale sur les enjeux.
Si son champs de compétences lui permet de propager des “informations” sur la taxe carbone fédérale en les collant directement sur les pompes à essence (Radio-Canada), rien ne devrait pouvoir l’arrêter d’éduquer la population sur d’autres sujets qui « dépassent le Nouveau-Brunswick », j’imagine. À commencer par les moyens d’agir contre le racisme systémique.
Mais éduquer, c’est un processus long à produire des résultats. Ça prend un bouc émissaire, ça prend une cible pour donner l’impression d’agir, pour avoir l’air de travailler à régler un problème profondément enraciné. Il faudra pourtant éduquer, car la solution passe par un constat collectif de notre participation au mieux tacite dans un système raciste. À l’image des commissions fédérales, une enquête indépendante menée en concertation avec les Premières Nations serait une première étape logique pour nous permettre d’en comprendre les impacts tels que vécus par les gens qui les subissent.
Que le N-B soit responsable de l’application des traités ou pas, il demeure responsable du mieux-être, de l’éducation, de la santé et de la sécurité de toute sa population - ce qui inclut les membres des Premières Nations. Et même si jamais il y a enquête, ça ne bougera jamais assez vite, il faut le garder en tête. L’enquête fera peut-être notre affaire, à vous et moi, mais pas à celles et ceux qui attendent l’action depuis des décennies.
Réparer un système, ça entre difficilement dans les priorités d’un mandat politique, qu’on se le dise. C’est un travail de longue haleine, dont l’aboutissement est difficile à entrevoir; facile de trouver une raison de le laisser à d’autres. Le fait que les résultats ne seront mesurables que beaucoup plus tard ne devrait jamais suffire à justifier le refus d’agir dès maintenant. Plus le temps avance, plus longtemps l’action est repoussée, et plus il devient complexe d’agir, tant les ramifications du racisme systémique sont multiples, profondes, et généralement inconnues de la majorité.
L’espoir est permis. Sauf qu’il y a fort à parier que tant qu’il restera libre de régler les crises à la pièce, le temps que l’oeil de la caméra choisisse sa prochaine cible, le gouvernement continuera de pointer le bouc, en ignorant le troupeau.
Aucune position officielle du C.A. de la FÉÉCUM ne devrait en être nécessairement interprétée.
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Racisme systémique (2): Pointer le bouc, en ignorant le troupeau
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