Texte : Raymond Blanchard, agent de recherche et projets
Photo : Marc-Samuel Larocque, agent de communication
Aujourd’hui, on va parler de racisme; aussi bien vous avertir en partant.
C’est un sujet toujours délicat, surtout risqué; la possibilité d’offenser reste toujours présente car - tristement - le consensus est rare quand on parle du traitement injuste fondé sur la race, parfois même en dépit des meilleures intentions. On l’a vu encore récemment.
L’Université d’Ottawa fait les manchettes pour avoir suspendu une professeure qui a utilisé un terme raciste en expliquant un concept. (Radio-Canada) Québec aussi, à cause du refus obstiné du premier ministre Legault à utiliser les mots « racisme systémique » pour parler d’incidents dont il admet pourtant la réalité. (Journal de Québec)
Partout dans le monde, les avis sur la question continuent de se polariser, et le problème du racisme dans nos sociétés devient progressivement une bataille rangée où la marge de manoeuvre permise pour en discuter rétrécit de jour en jour. (La Presse)
C’est justifiable: les communautés qui subissent et vivent au quotidien les effets du racisme attendent l’action depuis des décennies. Alors qu’elles exigent des actions, on leur propose des études ou des comités. Là où certains verraient un processus nécessaire à la suite des procédures, d’autres verront une tactique de délai. Ou pire: la légitimation d’une opposition raciste ou réactionnaire à l’origine de revendications populistes fondées sur la xénophobie et l’intolérance, sans oublier la prétendue suprématie de certaines races.
Parce qu’il y a lieu, à la lumière des (in)actions passées, de douter de notre bonne volonté.
La nouvelle ampleur du mouvement Black Lives Matters, suivant la mort - hautement médiatisée - de George Floyd aux mains de la police, a galvanisé les esprits partout sur la planète. (BBC) Les manifestations de soutien se sont diversifiées et rassemblent de plus en plus des gens de tous les horizons et toutes les origines. Les allié.e.s sont sortis en force pour appuyer la lutte contre le racisme systémique, dont la forme varie au gré des squelettes trouvés dans le placard national. Au Canada, il s’agit principalement de notre passé colonisateur et de ses répercussions.
George Floyd n’était qu’un homme; un exemple parmi des milliers du traitement injuste subi par la communauté afro-américaine aux mains des autorités, censées la protéger au même titre que la majorité blanche. Mais sa mort fut élevée en symbole par les protestataires, et Floyd en martyr, par l’accumulation de frustrations face à l’outrance trop souvent passagère de la majorité et l’absence perpétuelle de changements signifiants.(CNN)
Et pourquoi cette fois est différente? Cette mort a été diffusée en direct sur les médias sociaux; la thèse habituelle de la légitime défense du côté de la police ne passerait pas. On a vu de nos yeux le monstre sous le lit; les mots réconfortants ont perdu tout leur pouvoir.
Tristement, la même chose s’est produite de notre côté de la frontière en septembre.
Tout a commencé par la mort d’une femme atikamekw à l’hôpital, dans des circonstances honteuses. Abandonnée à son sort et inquiète de la dégradation de son état, Joyce Echaquan a lancé un appel à l’aide sur Facebook, où on entend clairement deux employées l’insulter au lieu de venir à son secours. (Radio-Canada) Elles ont été congédiées peu après; impossible de nier leurs torts. Mais c’est bien le système entier qui a besoin d’être réparé, car sans changements structurels en profondeur, le cadre qui permet à ce genre d’incident de se produire restera intact. (Le Devoir)
Se limiter à congédier deux employées et à présenter ses excuses, c’est encore peinturer la rouille, qui reviendra bientôt car elle prise loin sous la surface.
Si le Québec vous semble encore loin, regardez la crise dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Les membres de la Première Nation Sipekne’katik sont ciblés par des gestes de violence et de vandalisme à répétition par les pêcheurs commerciaux opposés à l’exercice de leur droit de pêche issu des Traités. (Radio-Canada) En lançant une pêche auto-réglementée, la communauté voulait lancer un ultimatum au Ministère fédéral des Pêches et Océans (MPO), pour le forcer à clarifier en quoi consiste une pêche de « subsistance convenable », leur droit confirmé par la Cour suprême dans le jugement Marshall. (APTN)
Les opposants dénoncent cette pêche comme un geste de provocation, une pêche illégale, une menace pour la conservation des stocks de homard. La communauté mi’kmaq de Bear River dénonce les « dommages collatéraux » causés par le geste des Sipekne’katik, d’autres encore ont lancé leur propre pêche auto-réglementée. (L’Actualité) En bout de ligne, la pêche annoncée par Sipekne’katik ’était un geste désespéré - ouvertement désespéré - pour mettre fin à une injustice qui persiste largement en raison d’un vide réglementaire. Sans s’y méprendre, l’objectif n’est pas de piller les stocks ni d’épuiser les ressources, encore moins de s’enrichir, mais bien d’obtenir un cadre réglementaire pour la pêche de subsistance des Premières Nations de la côte Est de sorte à mettre fin à ces conflits qui se suivent et se ressemblent.(Radio-Canada) Et on le voit, même au sein des Premières Nations, ça ne fait pas l’unanimité.
Les tensions ont été vives dès le lancement de cette pêche autoréglementée, alors que les pêcheurs autochtones et non-autochtones réclament tous deux l’intervention du MPO dans le conflit qui les oppose. Il est pertinent de mentionner que le chef Sipekne’katik Michael Sack a avisé le MPO des intentions de sa communauté dès le 1er octobre 2019, et qu’il n’y a pas eu d’intervention du gouvernement par la suite. (Assemblée des Premières Nations) D’ailleurs, des craintes de voir la situation actuelle se produire étaient émises en Nouvelle-Écosse dès janvier 2020. (Chronicle-Herald)
Ces conflits restent fréquents; à un point tel que le chef régional de l’Assemblée des Premières Nations (APN), Roger Augustine, rappelle que tant que le MPO n’intervient pas pour encadrer la pêche de « subsistance convenable » issue des Traités, ces conflits restent inévitables. (BCAFN) Avec un terme comme « convenable » comme assise juridique, difficile de faire valoir ses droits puisque chacun reste libre de le définir à sa manière. (Radio-Canada) Du point de vue du chef Augustine, l’absence de sanctions à l’égard des protestataires coupables d’ « attaques racistes et violentes, et de menaces » sur les pêcheurs autochtones sont des signes clairs du racisme systémique:
« The Mi’kmaq have a legal right to fish for a moderate livelihood; what the non-Native fishers are doing is illegal. »
Comme l’illustre la réponse du MPO à l’avis envoyé l’année dernière, du moment où les exigences de conservation sont respectées, il ne doit pas y avoir d’entraves au droit de pêche autochtone. Des analyses indiquent d’ailleurs que ce droit ne constitue pas une menace pour la ressource, sans que ça suffise pour apaiser les critiques des pêcheurs non-autochtones. (La Presse)
Les droits sont établis, les exigences de conservations sont claires, mais la clé de voûte reste la définition d’une « subsistance convenable », sans quoi l’édifice s’écroule. Entre temps, les crises et les conflits se suivent et se ressemblent pour les 34 communautés autochtones de l’Est du Canada. Même si chaque cas semble isolé, tous relèvent d’une seule et même cause, dont la solution repose entre les mains du MPO. Il ne s’agit donc pas d’histoires séparées, mais bien de chapitres d’un seul et même livre.
Mais après chaque nouveau chapitre, les problèmes structurels en cause persistent malgré un retour (présumé) au calme. Longtemps après le départ des manifestant.e.s - mais surtout des caméras - la souffrance continue pour ceux qui restent. Car, sans public outré par les circonstances, l’urgence d’agir peut aisément disparaître du côté des autorités. Or, les dernières semaines nous appellent à regarder ces problèmes de plus près, et surtout plus longtemps.
Ça ne nous vient pas naturellement non plus, car des siècles d’efforts pour cacher, assimiler, ou carrément éliminer les peuples autochtones les ont trop souvent rendus invisibles à nos yeux, exception faite des moments où leur présence dérange. Ça dérange, parce qu’elle nous force à reconnaître que leurs droits existent et ont la même valeur que les nôtres - que nous sommes égaux alors que les (in)actions de notre système démocratique semblent appuyer l’idée contraire. Le colonialisme se répercute donc jusqu’à aujourd’hui, sous la forme du racisme systémique; au sens que le résultat des actions du passé sont perpétuées par l’inaction du présent.
Le racisme systémique n’est alors pas un racisme « de surface », évident, ouvert et incontestable, du moins pour qui est à l’abri de ses conséquences. Non: ce racisme-là (avec un gros R) est interdit par nos lois, politiques et autres codes de conduite. Ne serait-ce qu’en se fondant sur la moralité, la grande majorité d’entre nous comprend ce qu’est ce racisme et ce qu’il a de mauvais.
Il n’existe pas non plus UN moment précis où les élites dirigeantes se sont demandé: « hey, comment on pourrait compliquer la vie aux minorités au point où ça leur laisse juste le choix de s’assimiler ou de disparaître? » et pouf! Système raciste.
Non; en vérité ça ressemble plus au supplice de la goutte d’eau qu’à la guillotine dans sa construction. Pardonnez la macabre comparaison - ça n’arrive pas tout d’un coup mais un peu à la fois, sur une très longue période de temps où le mal s’accumule sans qu’on le réalise, et les séquelles croissent de façon exponentielle. Même sans nécessairement être la faute d’une personne ou d’un groupe précis, ça devient un peu la faute de tout le monde.
Alors, le racisme systémique dénoncé aujourd’hui est né de pratiques et de moeurs héritées de très loin, ancrées dans l’idéal d’une autre époque. Le racisme systémique est l’héritier direct du colonialisme à la base de la fondation de notre pays. (Amnistie Internationale) Sa genèse est assez lointaine pour qu’on se sente innocent, d’un point de vue actuel et individuel.
Du moins, jusqu’à ce qu’on se fasse mettre le nez dedans.
Aucune position officielle du C.A. de la FÉÉCUM ne devrait en être nécessairement interprétée.
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Racisme systémique (1): Le nez dedans
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