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Subtil comme une annonce de CoR Light
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Par Raymond Blanchard, agent de recherche et projets.
Peut-être avez-vous déjà entendu le mot célèbre de Jean-Paul Sartre: « L’argent n’a pas d’idée ». Il semble pertinent de le rappeler dans les circonstances présentes.
L’obsession humaine avec le capital tend trop souvent à lui mettre des oeillères quant aux dommages collatéraux qui résultent de sa quête de richesse. S’il existe des entreprises en forte croissance qui professent des valeurs et des pratiques humanistes - ET qui les mettent en application dans leur gestion interne - ces dernières sont certainement l’exception plutôt que la norme. On ne se fait pas d’argent en se faisant des amis, quoi. Moins, en tout cas.
Évidemment je généralise, mais c’est pour vous mettre en contexte.
Quand le but unique devient de gagner - ou d’économiser - de grandes sommes d’argent, l’impact humain des décisions prises peut prendre le bord rapidement.
Maintenant, parlons d’une autre forme de capital - le capital politique.
Blaine Higgs, chef du parti progressiste-conservateur (PC), a déclaré qu’il serait ouvert à former un gouvernement de coalition avec l’Alliance des Gens du N-B (AGNB) advenant une situation de gouvernement minoritaire au lendemain de l’élection (Acadie Nouvelle).
Soyons précis: la question du journaliste était : « seriez-vous prêt à considérer une coalition avec l’Alliance des gens, le NPD ou le Parti vert? » et la réponse de Higgs: « oui ». Higgs n’a pas explicitement dit qu’il formerait une coalition avec l’Alliance des gens. Mais baptême, il y en a gros d’écrit entre les lignes. Y’a toujours ben des limites à parler en avocat.
C’est que les sondages indiquent que l’Alliance gruge sur les appuis au PC dans la région de la capitale provinciale, voyez-vous (Radio-Canada); la division du vote de droite est un phénomène que nous n’avions pas vu au N-B depuis l’époque de la Confederation of Regions (CoR), un parti anti-bilinguisme et anti-francophone, dont l’AGNB peut être considérée le successeur.
Mais d’où provient ce regain d’enthousiasme pour l’AGNB? On peut certainement regarder la situation économique dans la circonscription briguée par Kris Austin, Fredericton-Grand-Lake, qu’il a perdue par la peau des dents à la candidate du PC Pam Lynch en 2014. La circonscription débute aux abords de Fredericton pour s’étendre jusqu’à l’est de Minto (Élections N-B).
Donc, a ne pas s’y méprendre, une circonscription marquée - ce qui n’est pas exceptionnel dans notre province - par une grande disparité à bien des niveaux. Et vu la grandeur, le monde doit y être pas mal éparpillé.
Or - et il s’agit d’une hypothèse - on peut aussi supposer d’importantes différences au niveau socio-économique. Le bilinguisme peut certainement sembler un atout aux gens de la région de Fredericton, donnant accès à des emplois dans la fonction publique ainsi que des opportunités ailleurs dans la capitale. Mais dans le fond des bois à l’est de la circonscription, tout ce qu’on peut voir est peut-être l’impossibilité d’atteindre un statut économique égal aux gens de la région de la capitale. Le bilinguisme devient alors un obstacle non seulement à sa propre mobilité sociale (et celle des générations qui suivent), mais un drain d’apparence inutile sur les ressources déjà insuffisante dont dispose la province.
Et avec les services qui quittent les régions, comme pour les abandonner à leur sort - et ça, les régions francophones n’y sont pas étrangères - rien de plus tentant que d’identifier UNE raison aux problèmes qui affectent la population. Et l’identité du bouc émissaire dépend de qui le pointe. Dans le cas de l’AGNB, c’est le bilinguisme. Ou la dualité; la distinction semble échapper au chef Kris Austin (CBC).
Mais il s’agit de concepts abstraits; au plus simple on visera la minorité francophone. Personne en particulier, évidemment, mais le groupe et spécifiquement ses besoins. Ce n’est tristement rien de nouveau dans notre province (Acadie Nouvelle).
Le PC n’a pas le luxe de cibler ouvertement la minorité francophone pour servir sa stratégie électorale, car un gouvernement PC majoritaire aurait besoin du soutien de certaines régions francophones en temps normal. Sauf qu’un rapprochement possible entre le PC et l’AGNB laisse comprendre que les temps ne sont peut-être pas, justement, normaux.
Le PC pourrait abandonner les francophones et gagner le pouvoir: simple exercice comptable. Mais là où des stratèges voient la possibilité de victoire, d’autres verront l’opportunité de laisser libre-cours à la haine. Je doute que Higgs le comprenne.
Car on entend souvent dire que ce n’est pas contre les francophones que l’AGNB se dresse, mais contre les coûts « inutiles » associés au bilinguisme. Si la Constitution canadienne protège les droits des minorités linguistiques (les Acadiens du N-B comme les anglophones du Québec, pour citer les deux exemples les plus frappants), c’est parce qu’il est évident que faire le contraire est laisser libre-cours à l’assimilation et, pour utiliser un terme fort mais qui revient dans le discours ces derniers temps, achever le génocide (Acadie Nouvelle).
Si la compagnie Irving n’était pas basée aux Bermudes pour des raisons fiscales (CBC), on serait aussi mieux du point de vue financier. Mais puisque des milliers d’emplois dépendent d’Irving, on en parle rarement, moins que tout dans le régions qui dépendent de la foresterie.
À la rigueur, c’est compréhensible. Il ne s’agit pas de défendre de grands idéaux dans ces circonstances, mais simplement de vivre convenablement au quotidien. Sans job, difficile.
Je suis même prêt à accepter que le soutien à l’AGNB ne soit pas gage d’antipathie, de rancune ni de haine, sur une base personnelle.Tout ceci prend racine dans la réalité individuelle, aucun doute là-dessus, mais sans forcément être un conflit personnel.
Le bilinguisme crée évidemment des emplois lui aussi; la question ne se pose pas. Ils ne sont pas ouverts à tout le monde en revanche. Il s’agit d’une compétence essentielle qu’une minorité de gens possède. Et accéder à un poste bilingue dans la fonction publique, c’est pas comme accéder à la chefferie d’un parti politique.
Ba-dum-tss.
Et là, M. Higgs vient de donner aux gens qui votent à droite (et c’est leur droit) deux options. C’est devenu possible de soutenir l’AGNB et quand même aider le PC à former le prochain gouvernement. Ça allège certainement un dilemme moral pour certaines personnes d’allégeance plus conservatrice que progressiste; on peut désormais appuyer la responsabilité financière ET blâmer la minorité francophone. Parce que le « gros bon sens » de l’AGNB fait surtout du sens si on se trouve du bord de la majorité.
Ce qui revient à ce que je disais au début; c’est un exercice comptable qui ignore facilement l’impact humain. Or, on gouverne des humains et pas des sous.
Difficile d’interpréter le choix de M. Higgs à la chefferie comme autre chose qu’un doigt d’honneur aux francophones, quand cela signifiait laisser de côté Monica Barley, une jeune femme très éduquée aux valeurs progressistes, et parfaitement bilingue (Acadie Nouvelle) à la faveur d’un unilingue anglophone de 62 ans, et ancien candidat à la chefferie du CoR.
M. Higgs, après son élection, avait promis de devenir bilingue à temps pour les élections de 2018. Deux ans. Ça vous dit à quoi on peut s’attendre si on adopte sa position, qui est celle de permettre d’embaucher des unilingues dans des postes à désignation bilingue sur promesse d’apprendre l’autre langue officielle dans une période de deux ans (Radio-Canada). Y croire serait se bercer d’illusions.
Si le chef d’une formation politique, une personnalité publique siégeant au parlement du N-B, peut y faillir sans réelle conséquence, doit-on chercher plus loin une raison de craindre pour les droits des francophones? M. Higgs n’a pas besoin d’eux pour gagner.
Simple exercice comptable: deux tiers des Néo-brunswickois.e.s sont anglophones.
Kris Austin, chef de l’AGNB, a plus de liberté pour exprimer sans ambiguité sa position sur le bilinguisme officiel. On risque peu à parier que les francophones qui voteront AGNB se soucient peu de préserver leur langue et leur culture, et que les anglophones qui voteront pour lui ne sont probablement pas bilingues. Certains n’ont peut-être jamais côtoyé de francophone, ce qui explique tout sans rien excuser.
Higgs, lui, n’a pas autant de lousse. Au minimum, il lui faut garder le pied sur la ligne, jeu qu’il joue depuis le début de la campagne, par son silence plutôt que ses affirmations. Ce sont les candidats francophones du PC qui ont dû le défendre auprès de la minorité (Radio-Canada), et ce à répétition (Acadie Nouvelle). M. Higgs lui-même sait très bien qu’il a intérêt à en parler le moins possible.
Simple exercice comptable: plus facile de perdre des votes que d’en gagner.
Jamais M. Higgs n’a dit qu’il cherchait à attaquer les droits de la minorité francophone, soyons clairs; cela dit il n’a jamais dit qu’il les protégerait non plus (L’Express). Je frissonne à l’idée qu’il puisse se retrouver dans un poste qui en fasse le responsable de l’application de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. Surtout qu’il ne s’engage pas à maintenir le commissariat aux langues officielles, que l’AGNB compte abolir (Acadie Nouvelle).
Tant qu’à ça, le silence des autres partis sur le bilinguisme n’est pas plus rassurant. Sauf que l’ouverture, ou pire encore, l’absence d’hésitation ou de nuance par M. Higgs à la question de former une coalition avec l’AGNB, nous dit tout ce qui a besoin d’être dit, sans devoir prononcer un traître mot.
Subtil comme une annonce de CoR Light.
Aucune position officielle du C.A. de la FÉÉCUM ne devrait en être nécessairement interprétée.