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Retour sur le retour sur l’investissement
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par Raymond Blanchard, agent de recherche et projets
Antoine Trépanier signe ce matin un article dans l’Étoile, qui relate son entrevue récente avec le ministre Jody Carr au sujet de l’état des finances des institutions d’éducation postsecondaire du N-B. Comme par hasard, ça confirme à peu près toutes les craintes et déceptions exprimées dans mon commentaire sur le budget provincial. Je passe quasiment pour un oracle. Mais revenons à Carr.
O-lé.
Jamais de ma vie je n’ai vu une conception aussi comptable de l’éducation. Carr, lui c’en était un qui devait rêver de s’habiller en brun quand il était petit! Tout au long de son entretien avec Trépanier, le ministre fait allusion au fameux retour sur l’investissement en éducation, et combien il est déplorable qu’on ne le mesure pas avec précision. Qu’on ne finance pas les université en fonction de ce qu’elles rapportent à la province. Il exprime notamment le désir de voir le gouvernement s’impliquer de plus en plus dans la gestion des finances universitaires, en faisant un appel mal voilé à une réforme de la formule de financement des universités pour qu’elle reflète mieux leur performance. Cette dernière doit se mesurer par leur apport direct à l’économie de la province, évidemment.
Et cet apport se mesure par la capacité des universités à faire entrer les diplômés dans le moule de l’emploi disponible, et spécifiquement des postes vacants sur le marché du travail néo-brunswickois.
Mais j’aurais quelques perles de sagesse – gratuites – pour notre cher ministre si soucieux de constater un retour sur l’investissement.
Écoute mon Jody; si demain matin je m’inscris au CCNB en plomberie, les chances sont fortes que dans 2 ans d’ici je me cherche un emploi comme plombier. Si je m’inscris à l’Université, peu importe le programme ou à peu près, les portes qui s’ouvriront à moi après l’obtention du diplôme sont, disons, un peu plus nombreuses. J’y aurai amassé un bagage varié, fondé sur des compétences transférables qui laissent une plus grande place à l’interprétation et l’intégration des connaissances suivant mes forces et mes défis.
Es-tu allé aux études pour devenir ministre, toi? Je veux dire : spécifiquement pour ça? J’imagine que non. T’as, comment dire, probablement plutôt «tombé dedans». ÇA t’intéressait et l’occasion s’est présentée.
N’est-ce pas?
Mais le CCNB n’a pas de programme de ministre. Pas plus que l’Université. On a des programmes d’économie, de sociologie, de science politique, d’administration publique, de gestion et N’IMPORTE LEQUEL de ces programmes, pour qui aurait l’ambition d’entrer dans l’arène politique, suffirait à lui en ouvrir les portes.
Alors, je le demande, comment est-ce que tu peux, en tant que ministre de l’éducation postsecondaire, dire des choses comme «nous ne faisons pas un travail satisfaisant pour connecter les travailleurs aux emplois disponibles»? Je veux bien croire que dans votre conception corporative de la gestion des affaires publiques, c’est important de plaire à vos copains du secteur privé. Ceux-là même qui ont des emplois à la tonne, pour autant qu’on leur fournisse une personne nouvellement diplômée avec des compétences spécifiques normalement acquises qu’au terme d’une carrière de 25 ans dans un domaine très précis. Déjà, on voit que ça ne fait aucun sens. Mais comment diable les Universités sont-elle sensées produire – le terme me dégoûte mais je sais que c’est le seul que tu comprendras – ces travailleurs?
Et comment peut-on croire que c’est la vocation des Universités de faire cela?
Pire encore, comment est-ce réaliste de penser qu’en entrant à l’Université, chaque étudiant puisse avoir devant lui un parcours tracé d’avance? Certains programmes font exception, mais je parle en fonction de la règle générale, ici. Quel est l’intérêt de l’Université dans un tel contexte? Écoute, je n’en ai pas contre le système collégial, car il est en effet un rouage essentiel de nos sociétés et forme une main-d’œuvre professionnelle dont nous avons un besoin, il est vrai, de plus en plus criant avec le départ à la retraite de la génération des boomers. Des boomers qui, eux aussi, ont travaillé dans l’Ouest et qui diront aux jeunes de faire pareil, s’ils veulent gagner convenablement leur vie. Ça leur paiera au moins une belle retraite au N-B. Mais faut-il réduire au rang de citoyens de second ordre les travailleurs intellectuels en prétendant que pour « améliorer l’éducation et le marché du travail au Nouveau-Brunswick » il faille obligatoirement faire des institutions d’éducation postsecondaire – tous types confondus d’ailleurs – des bouches-trous pour le marché du travail?
Quelle place cela laisse-t-il à l’innovation, qui vous est pourtant si chère? Que dire de la création de PME? «Moi je veux être entrepreneur : Désolé, on a pas de bacc pour ça»
Parce que le retour sur l’investissement en éducation c’est comme ça que tu proposes de le mesurer : par le biais de l’efficacité des institutions à boucher les trous dans l’entreprise privée. Qu’on t’aie bien ou mal compris n’y fait aucune différence; c’est essentiellement le message que ton ministère – NOTRE ministère - vient de nous envoyer.
D’après la «vision» de l’éducation du PiCé, l’investissement provincial dans le secteur postsecondaire devient guère plus qu’une subvention non-contraignante au sociétés privées. Une façon détournée de leur sauver de l’argent, ce que le N-B fait déjà très bien d’ailleurs. Vous sous-estimez la cupidité du secteur privé, j’en ai bien peur. La performance du secteur est FONDÉE SUR LE PROFIT, ne l’oubliez pas. Or, vous avez montré à répétition que le moyen le plus sûr – selon vous – d’assainir les finances et de réduire les dépenses. Ils vous imiteront. C’est l’évidence même, puisque vous les imitez vous-mêmes.
Dis-toi bien ceci, Jody : si le secteur privé avait tant besoin de travailleurs, il serait heureux de payer pour former des diplômés avec une formation moindrement connexe à leurs activités. Pourquoi? Parce qu’à l’Université on apprend la pensée critique, la débrouillardise, l’adaptation, des connaissances transférables et des aptitudes tirant leur valeur de l’intégration particulière qu’en fait l’individu qui aura suivi un parcours bien à lui. Pas une machine, pas un bouchon; un individu.
Le secteur privé, en fait, se sert de cette excuse du manque de travailleurs qualifiés pour se délester de sa responsabilité dans le marasme économique actuel. Il y a certains facteurs économiques sur lesquels on ne peut exercer aucun contrôle, je le reconnais, mais il y a surtout des facteurs que personne ne devrait avoir le DROIT de contrôler, comme la destinée des étudiants. On ne peut pas leur imposer un emploi. On peut leur donner les compétences – et la formation additionnelle, mais ça relève des responsabilités de l’employeur – et l’opportunité de trouver un emploi dans notre province, et de contribuer à sa croissance.
L’OPPORTUNITÉ, Jody, pas l’obligation.
Notre société s’assure déjà que le fait de trouver un emploi après les études n’est pas réellement une option. Et le mieux rémunéré possible. L’étudiant qui termine ses études avec une dette de 35 000$ ou plus, n’a-t-il pas un incitatif suffisant pour se trouver un bon emploi? Et pour ce qui est de quitter la province pour un meilleur salaire, à moins qu’on soit venu le chercher directement ici, il y a fort à parier qu’avec une situation financière somme toute précaire pour au moins les cinq premières années de sa vie professionnelle, il aura intérêt à demeurer le plus près possible de sa famille, dont il nécessitera le soutien.
Or quand tu dis qu’on ne réussit pas à combler les postes soi-disant disponibles sur le marché du travail néo-brunswickois, ce n’est certainement pas avec le meilleur intérêt des étudiants en tête, mais bel et bien celui de l’industrie privée. Pourquoi? Parce que si l’industrie privée prospère, tu t’attends qu’elle réinvestisse ses profits dans l’économie de la province ce qui est, on ne s’en cachera pas, parfaitement ridicule. Venant de la même industrie qui refuse de sacrifier une part de ses profits à la formation de travailleurs dont elle a SUPPOSÉMENT besoin? Vraiment?
Tu vois Jody, ÇA c’est de la pensée critique. J’ai appris ça à l’Université. Et aujourd’hui j’ai une femme, un enfant, un char, une maison, une job que j’aime et qui n’a un lien que partiel avec ma formation universitaire. Y’en avait pas, de programme d’agent de recherche, comme y’a pas de programme de Premier ministre. Ha! Et pourtant, quelle position importante pour l’avancement de notre société, tu dirais pas? Les trous, je les ai comblés moi-même : on m’a appris ce que j’avais besoin de savoir, et je me suis figuré le reste parce que j’en avait la capacité, et que j’avais accumulé un bagage de connaissances et de compétences qui s’appliquent dans des contextes multiples et très différents. La polyvalence n’est certainement pas une forme d’incompétence. Et je travaille dans le secteur public; pour les amis du privé, l’argent est un grand motivateur : le monde va apprendre là aussi, et rapidement, crois-moi.
La vie n’a jamais eu de manuel d’instructions. Ni la mienne ni la tienne ne font exception à cette règle : pourquoi vouloir en imposer un?